Le rôle de l’école n’est pas, d’une part et contrairement à ce qu’un certain discours [1]ambiant pourrait laisser supposer, de former au travail, au monde de l’entreprise. L’envisager de cette manière reviendrait à réduire sa fonction à celle des centres d’incubation et de conditionnement imaginés par Huxley dans Le Meilleur des Mondes, et dont le but est de produire des individus incapables d’envisager de faire autre chose que ce pour quoi ils ont été façonnés. D’autre part, l’école ne peut se limiter à n’être qu’un lieu de pure et simple transmission de connaissances censément détenues par les enseignants. Elle ne servirait alors qu’à former des bibliothèques[2], et non des esprits. Dans ce cas, de simples ordinateurs suffiraient à remplir la fonction de professeur – et pourraient remplacer les élèves eux-mêmes.
Ce qui réside au cœur du champ scolaire et de la nébuleuse éducative, est la volonté de contribuer à fournir aux élèves les outils leur permettant de s’épanouir dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde[3]. Donc le rôle de l’école, à travers les enseignants qui la composent et l’animent, consiste non seulement à transmettre des connaissances[4] favorisant l’appréhension du monde, mais également la capacité à les mettre en perspective. Surtout, son but est de permettre la découverte de ce que l’on est[5] et d’employer les connaissances transmises afin de poser les choix les plus adéquats dans l’existence que l’on est appelé à mener.
Il s’agit donc d’éveiller à la valeur et à la beauté de la théorie, et de permettre aux individus de se développer tout en s’inscrivant dans leur environnement (social, physique), ce qui présuppose une certaine notion de liberté[6]. Ici se trouve sans doute le lieu du dépassement de l’apparent paradoxe éducationnel qui s’exprime notamment de la manière suivante : contraindre à être libre. Car la liberté[7] s’apprend, s’acquiert et se déploie à travers une pratique reposant sur un contexte (un environnement), un cadre, modulable, malléable et donc dépassable lorsqu’il devient caduc – peut être à chaque instant – mais présent, et sur lequel l’élève peut prendre appui, se poser, fût-ce pour s’y opposer.
Le rôle du pédagogue consiste dès lors à emmener les élèves à la découverte du monde et d’eux-mêmes, en posant un cadre[1] nécessaire à l’apprentissage de soi.
L’enjeu consistant à découvrir quel est le cadre le plus adapté à cet apprentissage.
Par Jehan Colette
[1] Pensons notamment au développement de la notion d’adéquationnisme dans les domaines du travail et de la politique.
[2] C’est en la personne du bibliothécaire ou de l’usager qui se les approprie, que les connaissances contenues dans les livres accumulés s’animent, se lient et se recréent sans cesse.
[3] Compris comme l’ensemble des objets (vivants ou non), des pensées et des interactions.
[4] Dont l’acquisition est en soi une justification, si les élèves sont rendus sensibles à la beauté de la connaissance pour elle-même, selon une visée purement théorétique.
[5] Qui n’est pas sans rappeler la formule socratique gravée sur le temple d’Apollon à Delphes.
[6] Ce concept s’est développé et déployé de manière diversifiée. Selon Spinoza, « Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ». Pour Hegel, « L’Histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté ». D’après Marx, « Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité ». Et selon l’expression de Foucault « Et on sait bien depuis longtemps que l’homme ne commence pas avec la liberté mais avec la limite et la ligne de l’infranchissable ». Chacune de ces citations, et de nombreuses autres, mériteraient une lecture et une analyse approfondies afin d’éviter les contresens dans leur interprétation et d’en explorer toute la richesse. Néanmoins, ici, leur compilation n’a pour autre but que de témoigner de la variété des utilisations du terme de liberté (et aussi de suggérer que ce concept n’est probablement pas sans lien dialectique et nécessaire avec celui de nécessité).
[7] Cette manière d’envisager la liberté comme processus et non comme statut ou possession a l’avantage d’en laisser la définition ouverte et de rappeler qu’elle est à conquérir, à rejouer à tout moment.